Mickael Hayat – Instauration de formes filmiques et outils conviviaux : vers un usage humanisé des machines en arts écraniques

Instauration de formes filmiques et outils conviviaux : vers un usage humanisé des machines en arts écraniques

La « querelle des images » n’a pas fini de nous travailler. Face au néo-puritanisme qui condamne à nouveau les images comme à l’écueil symétrique du tout-iconique, du vol d’intimité et du système production-consommation d’images pauvres, au flux iconique qui risque de se substituer au flux de la vie, la mesure est à repenser. Les arts écraniques se glissent entre ces extrêmes. Or, l’« outil convivial » (Illich) ouvre au plus grand nombre filmage et montage. Aussi bien côté créateur que moyens techniques, défendons l’idée d’un « art modeste ». Comme l’usager lambda, même les artistes numériques ont souvent plus à faire avec interfaces et interactivité, avec l’imprévisible, le bricolage, le flou ou ce que Godard nommait « son sale » qu’avec la programmation de réalité virtuelle.

Lynch, par son hybridation des médiums, du film analogique au numérique en passant par la vidéo bas de gamme (Inland Empire) pour filmer l’imperfection de la vie, l’indistinction des contours qui sont, au contraire, nécessaires à la représentation mentale en reconnaissance de formes, dont le « système de la représentation » transfère la structure dans le système production-consommation d’images-standard, expérimente ces « outils conviviaux ». C’est aussi atmosphériquement qu’il instaure les variations chromatiques de Mulholland Drive. Le travail d’Amandine Ferrando lui fait écho : comment instaurer filmiquement la couleur et la forme du rêve (Souriau) ? Même dans le plus monté de ses films pour représenter la machinerie inconsciente par collages animés sans connecteurs logiques, ni diégétiques tout en exprimant le flux onirique, Lila, elle laisse surgir l’imprévisible.

Le film de rêve relance le débat Bachelard/Bergson : intuition de l’instant dans un flux discontinu ou d’une durée continue ? Qu’en est-il de la saisie d’intensités éphémères qui donnent le sentiment, subjectif, purement humain, de vivre un « instant d’éternité » ? Dans quelle mesure la légèreté des machines peut-elle les laisser advenir tout en les provoquant ? Quel intérêt a cette légèreté, voire cette familiarité dans le journal filmé ou le docu-fiction poétique au cœur de cultures religieuses aniconiques ? Comment filmer la vie spirituelle, préserver la pudeur d’un homme racontant la femme aimée et perdue (Lahdha), celle d’enfants des cités, voire leur anonymat (Aussi loin qu’un endroit) ?

Chez A. Ferrando, la pauvreté des moyens fait écho à la pauvreté des humains filmés et facilite l’émergence d’un instant poétique. L’Iphone, qui tient dans la poche, favorise le voyage et impressionne moins. Le Reflex 50mm? Pour pouvoir se déplacer : le mouvement est vecteur du vivant. Comme le logiciel de montage numérique final cut, ces outils conviviaux favorisent la démocratisation des filmage, montage et manipulation interfaciale des médiums, nomadisme du filmage et domesticité du montage, donc les expériences de liberté créatrice individuelle ouverte à la rencontre. A. Ferrando n’utilise pas la légèreté des caméras pour les dissimuler et voler visages, paroles ou gestes, mais dialoguer avec les humains filmés, que ce soit les enfants des cités ou les gnawas du Maroc. Dans Lahdha, elle ne filme qu’avec l’aval de son ami soufi après dialogue avec les gens par respect de leur culture et discrétion socio-économique : ne pas imposer la richesse occidentale comme domination, ni le filmage comme capture. Dans Aussi loin qu’un endroit, le visage des enfants de cité n’apparaît que dans la première image, de profil, avant de disparaître pour laisser place aux murs, où se lisent les traces de leur vie quotidienne. Ses films invitent à l’interrogation, mais aussi au dialogue, comme toute forme instaurée par l’art est ouverte à la « situation questionnante » (Souriau) et implique la participation active des êtres filmés. Ses expériences pédagogiques mêmes, où les ados s’emparent d’appareils légers pour devenir cameramen, réalisateurs, monteurs, ingés son et acteurs s’inscrivent dans le fil de la pensée d’Illich. Au-delà de la sphère esthétique, son travail pose deux questions, ontologique et anthropologique :qu’est-ce que le réel, s’il n’est ni ce qui est donné à ma perception, ni ce que je me représente par adéquation perçu-conçu, s’il est brouillé, chargé de virtuels, co-instauré par la rencontre ? comment instaurer filmiquement la vie et vivre notre humanité à l’ère des nouvelles technologies ?

MICKAEL HAYAT